- ENFANCE - La socialisation
- ENFANCE - La socialisationL’enfant grandit au sein de relations interpersonnelles au cours desquelles il élabore des attitudes de sociabilité, à la fois d’attachement et de rejet, à l’égard des sujets qui l’entourent. Activité complexe, où les émotions, les imitations, les agressions, les identifications, plus tard les comparaisons entre personnes, jouent des rôles multiples. Mais ces relations se poursuivent dans un système d’institutions – famille, techniques, échanges, État, culture, idéologies... – qui sont à la fois interdépendantes et inévitablement divergentes. La socialisation peut être définie et par la formation des attitudes du sujet inhérentes à la sociabilité, et par l’installation de l’individu, en tant que socius , dans le réseau conflictuel que constitue la société globale. L’une des questions qui se posent alors va concerner les relations qui existent entre ces deux processus.Car ils ne peuvent être considérés comme distincts. Dans l’accomplissement de ses rôles sociaux au sein des institutions, l’individu rencontre nécessairement des sujets: dans le travail, la vie politique ou la culture, il doit s’appuyer sur des attitudes de sociabilité – ouverture ou fermeture, curiosité ou indifférence, domination ou dépendance, objectivation ou fusion – pour réaliser ses tâches. De même, ses relations à autrui s’amorcent à propos de réalisations et de problèmes institutionnels. Dans quelle mesure les attitudes interpersonnelles peuvent-elles contribuer, soit à adapter l’individu aux institutions, soit à le rendre critique à leur égard? Quel équilibre trouver entre ces deux exigences? Problème d’éducation. D’autre part, quelles institutions promouvoir pour que les rapports entre les personnes soient le plus riches, le plus heureux possible – pour que le travail, par exemple, n’engendre pas des relations de chef à subordonné qui fassent de celui-ci quasiment un esclave, ou pour que la culture ne soit pas l’affaire de quelques créateurs, pour que la création soit, selon des modes divers, partagée? Problème de société.1. Les théoriesDe ce double processus, les théories de la socialisation soulignent tel ou tel aspect, en fonction des idéologies qui leur sont sousjacentes, mais aussi en raison des méthodes qu’elles privilégient. Ainsi a-t-on relevé la tendance des Anglo-Saxons à souligner dans la socialisation les relations interpersonnelles, la recherche par les individus de l’utile et du plaisir, tandis que les sociologues français, formés à l’école d’Auguste Comte, partaient de l’existence de la société et de ses valeurs comme d’un fait premier.Plus ancien encore, et toujours actif, est le débat nature-histoire au sujet de la sociabilité. D’un côté, on fait de celle-ci un attribut de la nature humaine. Cette attitude métaphysique, liée à une méthode classificatrice, se trouve exprimée encore dans l’Éthique , où Spinoza, ayant posé que «chacun, en vertu des lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon», il ne peut faire autrement que se lier aux autres, car «il n’est dans la nature aucune réalité singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la raison» (liv. IV, prop. 35, coroll. 1). La perspective historique se dégage lentement au XVIIIe siècle. Ainsi Rousseau pense-t-il, en 1754, que la sociabilité est apparue lorsque les hommes ont été amenés par les difficultés de l’existence à sortir de l’état de nature (où ils connaissaient la pitié mais ne savaient pas contracter entre eux des liens durables), pour constituer de vastes familles, inventer langues et techniques, fonder la propriété (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité ).L’idée que la sociabilité a des fondements innés est toujours présente. Au début du XXe siècle de nombreuses recherches découvrent chez le nourrisson une sociabilité fondamentale. Mc Dougall parle de tendance grégaire, Max Scheler de sympathie, Moreno d’une capacité à influencer autrui et à vibrer avec lui. Aujourd’hui les éthologues découvrent, chez le jeune anthropoïde comme chez l’enfant (Bowlby, Harlow, Spitz), une disposition à l’attachement, dont la satisfaction pour les parents est indispensable au développement des fonctions sexuelles et psychologiques. Et nombreux sont les psychologues et les ethologues qui cherchent dans les premières échopraxies, dans les premiers sourires et les premiers regards les témoignages d’une pulsion sociale (Bower, Blurton Jones).À cette perspective générale s’apparentent beaucoup de travaux qui font de la communication l’acte fondamental de la sociabilité. Celle-ci n’existe pas dans un individu, mais par son rapport avec l’autre. G. H. Mead caractérise ce rapport par l’attente, en chacun des interlocuteurs, de la réponse que l’autre va lui faire. À propos de chaque situation S, les sujets A et B organisent leur coaction en fonction: de l’expérience qu’ils ont de S; de l’attitude, favorable, défavorable, de chacun pour son partenaire; de l’anticipation qu’ils font de l’attitude de l’autre à l’égard de S et à leur égard (Newcomb). La psychologie sociale américaine a beaucoup étudié les attitudes interpersonnelles; on les a catégorisées en positives (solidarité, accord), négatives (rejet, désaccord), d’interrogation ou de réponse (Bales); on a étudié leurs effets (influence, rupture), leurs déterminants structurels (position des sujets au centre ou à la périphérie du réseau de communication) et leurs déterminants sociaux (hiérarchisation des sujets, pression en partie inconsciente du groupe de référence).On peut rattacher à ce courant, essentiellement anglo-saxon, la théorie des statuts et des rôles . Dans une société organisée sur le mode du contrat, à chacun est attribué un ensemble de comportements sur lequel le partenaire sait qu’il peut compter, comme il sait qu’il peut compter sur des services définis d’autrui. Selon les groupes où il entre, l’enfant apprend quels rôles il doit jouer, et sa socialisation consiste en l’apprentissage de ces derniers – à l’égard de sa mère, de son père, de ses frères, de ses maîtres... de l’État ou de Dieu. Sa personnalité se définit par l’ensemble des statuts qui lui sont reconnus, des rôles qu’il est autorisé à jouer. S’il y a des conflits de rôle, ce n’est pas seulement lui qui va les trancher, mais plutôt l’ensemble social dans lequel il est placé et qui va privilégier, pour lui, certains rôles aux dépens des autres (R. Linton).À l’opposé, les théories du modelage des conduites par les milieux sociaux se distribuent en quatre grandes orientations, selon les processus invoqués.Du côté des sociologues , l’accent est souvent mis sur la contrainte, physique et surtout morale, que le milieu social exerce sur les individus. Il fonctionne selon des lois, explicites mais surtout implicites, qui prescrivent à tous des règles obligatoires sous peine de sanctions, qui définissent leurs rôles, et les devoirs et les droits qui leur sont afférents. La société par ailleurs justifie et signifie ces obligations dans des représentations sociales qui sont intériorisées par les individus et qui constituent le cadre de référence de leurs actions (Durkheim, Halbwachs, Inkeles).De leur côté, les behavioristes appliquent aux processus de la socialisation les découvertes réalisées dans l’étude de l’apprentissage animal: les formateurs, par les sanctions positives et négatives accordées aux comportements, amènent les individus à constituer des habitudes générales qui leur permettent d’opérer le tri entre ce qui est socialement admis ou rejeté. Si B. F. Skinner s’en tient aux processus fondamentaux du conditionnement opérant – l’enfant fait l’essai des comportements sociaux et les distribue en sources de peine ou de gratification –, d’autres behavioristes, comme Bandura et Walters, font jouer un rôle important à l’imitation et aux transferts; d’autres encore soulignent les variations dues au climat émotionnel suscité par le type d’éducation: autoritaire ou permissif, anxieux ou détendu, distant ou chaleureux (Sears).Dans une troisième voie, les psychanalystes et certains tenants de l’anthropologie culturelle admettent que la relation sociale fondamentale est sexuelle. Pour Freud, la libido s’investit en des objets successifs, se fixe à chacun d’eux, non sans rencontrer les interdits de la société. Le conflit décisif est celui que suscite, chez l’enfant, son amour incestueux pour le parent de l’autre sexe, et auquel il n’échappe, ainsi qu’à l’angoisse de la castration, qu’en s’identifiant au parent de son sexe, en introjetant l’interdit de l’inceste. La censure développée par celui-ci est essentielle dans l’avènement des conduites humaines, puisqu’elle donne naissance à des processus qui libèrent l’individu de l’assujettissement aux pulsions. S’opposant, en effet, aux processus primaires de la satisfaction hallucinatoire, elle permet l’avènement des processus secondaires: activité différée, négation et choix, insertion des conduites dans le temps. Elle constitue l’instance du surmoi, ainsi que les mécanismes de défense par lesquels le moi s’abrite de la névrose où le plongeraient les conflits: refoulement des souvenirs pénibles dans l’inconscient, déplacements qui permettent la réalisation des désirs sur un mode symbolique, déni, dénégations, sublimations enfin par lesquelles les désirs interdits se satisfont dans les créations artistiques, les découvertes scientifiques, les activités sociales. La socialisation de l’enfant apparaît donc chez les psychanalystes comme un processus à maints égards conflictuel, les termes en conflit étant, primordialement, les pulsions et la société.Pourtant, les régulations sociales varient d’une société à une autre. En partant du cadre d’interprétation freudien, l’école de l’anthropologie culturelle (Kardiner, Margaret Mead, Roheim, Erikson) admet que la canalisation des pulsions sexuelle et agressive s’effectue de façon différente en fonction des structures techniques, économiques, politiques de la société. L’éducation réprime les pulsions opposées à ces structures, développe les autres, élaborant en chacun une «personnalité de base» qui l’adapte à son groupe.Dans une quatrième direction enfin, des auteurs comme Piaget et Kohlberg étudient le rôle du développement intellectuel dans la construction des attitudes sociales: alors que l’enfant de 6 à 8 ans obéit passivement aux règles, sans prendre conscience de leur finalité, le préadolescent devient capable de s’interroger à leur sujet, de comprendre qu’elles correspondent à un quasi-contrat et de se mettre à la place des autres dans des activités interpersonnelles. C’est également l’avènement de la pensée rationnelle qui permet vers 14 ou 15 ans la prise de conscience des structures sociales et l’élaboration d’un projet social.La psychologie génétique, plutôt que de trancher entre ces théories, va tendre à situer les uns par rapport aux autres les processus qu’elles invoquent. Il y a des germes innés de sociabilité, mais ils ne donnent naissance à l’imitation, à la sympathie, à l’agressivité ou à la jalousie qu’au prix d’un travail de communication et de signification des conduites interpersonnelles, dès les premières années. Or ce travail est régi de loin par des structures sociales dont l’intervention est peu consciente, non seulement aux enfants, mais aussi à leurs éducateurs. Certes, la socialisation de l’enfant passe par l’appropriation de la langue, des techniques, des croyances, notamment de 5 à 12 ans. Mais l’organisation totale de cette culture échappe au sujet. C’est à l’adolescence, au travers des conflits qui le traversent, qu’il commence à en prendre conscience, instaurant ainsi une socialisation de sa propre personne qui se superpose à celles du socius (je suis par toi comme tu es pour moi) et des personnages (des rôles ) qui se sont constituées dans l’enfance.2. De la naissance à l’âge de 6 ansUn travail intense de communication façonne les attitudes fondamentales de la sociabilité et suscite en l’enfant, avec les expériences du progrès incessant et des impuissances de sa condition, la recherche du dépassement de soi, motivation essentielle à la socialisation des conduites.Il y a bien en lui des attitudes innées de sociabilité. Elles sont liées à sa vie émotionnelle. Dès la fin du premier mois, le sourire, en face du haut du visage (Ahrens), les imitations en écho, vers 4 mois la contagion des rires témoignent d’une ouverture première aux autres. Ceux-ci vont les cultiver en fonction de leur «personne de culture». Les parents attendent l’enfant au travers de leur désir, de leur plaisir sexuel, et poursuivent avec lui une communication amoureuse faite de sourires, paroles, caresses. Ils utilisent les réactions circulaires (innées) pour l’introduire dans un dialogue de mimiques (répétant une réaction de l’enfant qui leur répond en la recommençant). Ils obéissent à ses appels, lui donnant ainsi le sentiment obscur d’un pouvoir sur eux. Après quoi, ils favorisent ses activités intentionnelles, cherchent à se faire imiter dans des jeux. Tout au long de la première année, le couple enfant-éducateurs installe une «conscience à double foyer» (Wallon): forme élémentaire de subjectivité, dans laquelle l’enfant vit tour à tour l’attente plus ou moins anxieuse d’autrui et le triomphe de l’action avec et sur autrui. Quand vient à manquer cette communication affective, on observe des états d’angoisse et de passivité, et un recul général des conduites d’adaptation: c’est l’hospitalisme de Spitz et Bowlby.De 10 à 18 mois, la communication gestuelle se développe dans les comportements de donner/réclamer, montrer/refuser, favorisant, avec le sens de la mutualité, la constitution du je en face du tu (Bates), la passion pour la mère (ou un substitut), l’attachement à l’«objet transitionnel», qui confère à l’enfant un domaine propre (Winnicott).La deuxième année marque la constitution d’une subjectivité nouvelle, caractérisée par la recherche d’une certaine séparation d’autrui et la construction des premières conduites techniques et du langage. D’une part, l’enfant, essentiellement par le processus de l’imitation intentionnelle, immédiate puis différée, réalise un certain nombre de comportements instrumentaux guidés par les outils les plus simples (le bâton, la cuiller, la roue, la boîte, etc.); il conquiert peu à peu l’orientation dans les dimensions de l’espace et construit corrélativement son schéma corporel. D’autre part, il en vient à communiquer non seulement ses affects mais les situations qui y correspondent: il reproduit dans des simulacres celles qui l’ont frappé ou réjoui, et surtout il transforme ses émissions vocales en fonction des mots qu’il entend, et les applique aux réalités, jusqu’à désigner, vers 18 mois, les choses par leur nom. Ce sont les préludes de la personnalité sociale, caractérisée par l’instauration d’un contrôle des mouvements et des sons par les modèles sociaux.Si les conditionnements jouent un rôle, ils ne rendent pas compte de la totalité de ces progrès. Au niveau des motivations, l’imitation suppose un désir de déplacement sur la position d’autrui, qui permet à l’enfant de se dédoubler et d’observer – pour ainsi dire subconsciemment – le déroulement de son geste du point de vue de l’autre encore mal intériorisé. Il s’agit pour lui de lutter contre la dépendance fusionnelle de la première année; il entre dans un conflit angoissant – désirant être par autrui, mais en se rendant indépendant de lui. Ainsi s’expliquent ses fréquentes révoltes, ses colères contre ses proches, dans lesquelles agit l’angoisse de ne pouvoir atteindre l’autonomie. Ce dédoublement fonde la subjectivité primaire, faite du va-et-vient entre la fusion avec autrui et la séparation d’avec lui. Il s’approfondit au cours des troisième et quatrième années dans la «socialité des personnages de fiction», favorisée par les éducateurs. Leur pédagogie est complexe: ils poussent l’enfant à l’autonomie pratique et linguistique, mais aussi ils lui imposent des obligations et des interdits, et leur tendresse souvent captative tend à le maintenir en état de dépendance. L’activité de socialisation de l’enfant consiste à ruser avec ces invitations. Les fictions, encouragées par les adultes, qui fournissent les jouets, initient aux jeux, les cadrent dans l’imaginaire mythique de leur société, sont un des compromis qu’il utilise: il y devient imaginairement autonome, en incarnant des êtres aimés ou puissants; il se fait dominateur d’autrui (de la poupée, des soldats, etc., substituts des êtres qui le dominent) et planificateur d’actions de plus en plus complexes, qui sont l’image des conduites adultes. Les jeux de fiction, même solitaires, contribuent ainsi à instaurer un personnage social. Le langage, d’autre part, permet à l’enfant de se situer sur une pluralité de plans: il participe à la perception que l’adulte a des situations; il apprend de lui à les différencier, à organiser les événements perçus en fonction de l’acteur, de l’action, de son objet; il apprend aussi à se construire de lui-même une représentation temporelle, à se donner un passé et un avenir.C’est l’âge des personnalités juxtaposées . Ce caractère est lié à la pluralité des identifications qu’il opère. L’identification est un processus d’appropriation des caractéristiques d’autrui, le fait de se mettre à sa place, d’épouser son point de vue – tel du moins qu’il est perçu par l’enfant. Il va vers l’être aimé comme vers l’agresseur: en fait, vers l’être auquel il s’oppose parce qu’il est fixé à lui. Or l’enfant s’engage simultanément dans plusieurs identifications: à la mère, au père, puis aux frères, aux camarades, à d’autres personnes proches. De là résultent des conflits d’identification, qui restent d’ailleurs inconscients pour l’essentiel, et engendrent l’angoisse.La psychanalyse a beaucoup insisté sur le rôle de cette dernière. Melanie Klein la trouve dès l’âge de 6 mois, quand l’enfant découvre chez sa mère une attitude hostile, ce qui provoque en lui la «position dépressive». Freud a surtout souligné les angoisses liées à l’opposition au dressage de la propreté, après un an, et celles qui surviennent au moment où le garçon doit abandonner sa fixation à la mère, où la fille doit accepter sa position féminine; les identifications, au père pour le premier, à la mère pour la seconde, seraient essentielles et pour liquider l’angoisse des complexes d’Œdipe et de castration, et pour instaurer l’instance de contrôle faite de l’intériorisation des modèles sociaux, le surmoi.La réalité est plus complexe. Ce qui est en question dans les identifications, c’est de dépasser les infériorités de l’enfance, durement ressenties au travers des échecs. Chaque être sur lequel l’enfant essaie de s’appuyer pour y parvenir le déçoit. Dès 4 à 5 ans, il est donc amené à élaborer un modèle, certes encore très confus et syncrétique, de ce qu’il peut et ne peut pas faire. Ainsi voit-on déjà des différences d’évaluation des activités selon les sexes, et selon le milieu social d’appartenance (R. Zazzo, B. Zazzo). Car derrière les relations avec les personnes agissent par leur médiation les idéologies qu’elles véhiculent. Les nombreux travaux sur les divers types éducatifs en portent témoignage: les attitudes contraignantes ou permissives, indulgentes ou exigeantes relèvent de représentations sociales diverses sur la fonction de l’enfance et sur la vie sociale idéale (Kagan et Moss).3. De 6 à 12 ansCe qui frappe à cet âge, c’est la programmation minutieuse des conduites dans le travail. Activité normée, forcée, sanctionnée, celui-ci vise à constituer en l’enfant des méthodes et des savoirs à valeur sociale. En apparence, la socialisation consiste donc en un modelage par conditionnement, en vue d’amener la différenciation – des lettres, des mots, des opérations... – et les synthèses: rédactions, résolution des problèmes, qui permettront l’adaptation aux activités de l’adulte. La socialisation reste pourtant une activité de personne, qui passe par des communications de plus en plus diversifiées, par le contrôle de soi, par la recherche de significations.Dans la famille, les communications révèlent à l’enfant le monde du travail et les problèmes de société; imprégnées de jugements de valeur et de questions qui viennent d’êtres auxquels il est attaché, elles sont pour lui l’occasion de la constitution d’un système de valeurs encore confus. Le champ des communications en classe est différent: elles y sont centrées sur la tâche, orientées par le maître; selon la perception qu’il a de ce dernier, l’écolier accorde plus ou moins d’importance à sa parole, à ses conseils. Et il y a aussi les conversations avec les camarades, les amitiés qui se forment, les compétitions dans les jeux de règles: vie intense, où l’enfant apprend à jouer un rôle reconnu par ses pairs, à compter pour les autres. Il faut souligner l’importance de ces jeux; ils inaugurent les activités de libre contrat, indispensables aux sociétés humaines (Chateau). Les communications constituent l’aspect d’ouverture de la socialisation. En elles, l’enfant qui se sait écouté prend l’habitude de se tourner vers les autres, en même temps qu’il apprend dans son écoute à sympathiser avec les autres. Un autre aspect – la maîtrise de soi – découle des contrôles qu’il apprend à établir.Le contrôle de soi a commencé dès la deuxième année dans les apprentissages techniques (ainsi dans les encastrements), dans les corrections des erreurs de langage. Avec lui se manifeste le rôle des processus cognitifs dans la socialisation: mémoration (dans un puzzle, par exemple) de la fin poursuivie, anticipation de l’articulation de la fin et des moyens (des éléments entre eux). Tant que la représentation reste syncrétique, le contrôle est souvent défaillant. Des progrès importants se produisent après 6 ans, grâce à la conquête des opérations intellectuelles concrètes, de la réversibilité (Piaget). Mais ils doivent beaucoup aux caractères des œuvres entreprises par l’écolier; ce sont ces structures bien définies (celles des lettres, des nombres, des opérations) qu’il ne peut maîtriser qu’en obéissant à des règles qui définissent la nature de ses choix (ainsi dans l’orthographe). Une part importante de ce contrôle va vers la prise en compte des désirs, et plus tard, vers 11-12 ans, des droits d’autrui. La régulation des rapports interpersonnels par la conscience des contrats qui régissent les jeux, les sanctions du travail, l’octroi des libertés inaugure la socialité réfléchie (Piaget).Par les activités scolaires, l’enfant est mis en contact avec un réseau social et culturel immense: elles doivent l’armer des instruments qui lui permettront de se situer dans les institutions constitutives de la société. Elles sont organisées – dans les programmes mais aussi les méthodes pédagogiques – selon un système de valeurs si vaste qu’il n’est jamais appréhendé que fragmentairement par les éducateurs: ce système porte aussi bien sur l’organisation sociale que sur les qualités de l’enfant et de l’adulte; il est riche en contradictions inconscientes. C’est lui qui donne, théoriquement, une signification aux apprentissages de l’enfant.Il est essentiel pour sa socialisation que celui-ci perçoive cette signification. En fait, il doit la réélaborer, avant de la critiquer à l’adolescence. Tout d’abord, vers 6-8 ans, sa dépendance à l’égard des adultes et le primat des identifications avec certains d’entre eux lui font valoriser les activités qu’ils recommandent (travail, obéissance, beauté). De 9 à 11 ans l’autonomie, l’adresse, l’initiative sont davantage appréciées, ainsi que la loyauté et la serviabilité. Bien que ces jugements de valeur soient proches de ceux des parents (Perron), les enfants prennent en compte les expériences qu’ils font des conflits vécus avec leurs camarades et avec les adultes. Ainsi en viennent-ils à percevoir les insuffisances et les servitudes de ceux-ci, à s’indigner même de leurs carences, au moment précis où ils désirent dépasser les impuissances de l’enfance (Burstin).Ainsi se fait jour, timidement, une socialisation critique , le sentiment qu’il faudrait corriger les défauts de la vie sociale, alors même que celle-ci n’est appréhendée que de façon parcellaire, au travers de représentations imaginaires qui obéissent autant aux désirs de puissance, d’autonomie de l’enfant qu’aux modèles présentés par la culture de sa classe et de sa nation.4. L’adolescenceÂge des ruptures, des découvertes, l’adolescence est aussi rupture avec les socialités à fondement affectif: dans la vie familiale, avec les camarades. Pour les uns, d’emblée, joue la sexualité, l’attirance vers l’autre sexe, renforcée par le sentiment que la relation amoureuse autonomise, libère des dépendances à l’égard des parents. Pour d’autres, c’est le groupe monosexué qui joue cette fonction de libération, dans la mesure où il donne, sur le plan culturel, sportif, social, la possibilité de faire succéder aux rôles de jeu des rôles à valeur sociale ; la camaraderie change profondément d’allure, elle se fait par la médiation d’un engagement dans un projet de transformation des modes de vie. L’adolescent aime participer à la fondation des institutions.L’adolescence est aussi rupture avec la routine du travail scolaire: «À quoi sert... l’histoire, ou le dessin?» Certes, l’enfant valorisait l’école dans la mesure où elle le guidait vers les pouvoirs adultes. Mais l’adolescent doit définir son projet professionnel, choisir, étant donné ce qu’il constate de ses «aptitudes», ce qu’il croit savoir de ses désirs et de la possibilité de les réaliser dans un métier. Et il doit donc assumer son choix. C’est l’âge où s’affirme le sentiment de la responsabilité à l’égard du soi social: je me dois de planifier mes activités vers la réussite professionnelle, parce que je dois m’affirmer devant les autres. Il y a, dans cet engagement , une pluralité de composantes. Souvent, c’est l’identification à une personne admirée qui l’anime. C’est aussi son adhésion à un système de valeurs qui a cours dans son milieu, et le sujet est alors quelque peu passif dans son «choix». Mais l’engagement dépend aussi d’un sentiment caractéristique de l’adolescence: celui d’un pouvoir-faire, d’une plénitude de soi, liés à la pulsion sexuelle, renouvelés par la découverte de relations entre des réalités lointaines.Pourtant, la socialisation de l’adolescent est anxieuse: pourra-t-il réaliser les potentialités qu’il sent affleurer? en maîtrise-t-il les instruments? Il en doute. Il se heurte aux interdits, aux critiques, aux ironies des adultes, se révolte, refoule l’attachement qu’il a envers eux, part à la recherche de modèles changeants. Il a besoin de se faire une représentation générale du monde: les idéologies jouent alors un rôle socialisant. Dès avant sa naissance, elles sont intervenues chez ses parents pour orienter leurs pratiques et leurs sentiments, comme elles ont guidé les maîtres et autres éducateurs. À cette imprégnation idéologique inconsciente s’ajoute, dès l’enfance, la rencontre de représentations morcelées des idéaux humains, dans les conversations entendues, dans les leçons (français, histoire, religion), dans les lectures. L’adolescence superpose à ces systèmes syncrétiques de valeurs une tentative de mise en forme, la recherche d’une cohérence, qui est souvent plus apparente que réelle, mais qui a l’avantage de lui indiquer un idéal de soi : même s’il est provisoire, même s’il n’inspire pas vraiment ses actes, cet idéal garantit à l’adolescent qu’il va pouvoir, adulte, intervenir activement dans l’évolution de la société, parvenir à la socialisation responsable. Il est la condition de l’aspiration au dépassement.5. Socialisation ou personnalisation?Les recherches sur la socialisation ont du mal à se dégager des querelles idéologiques sur les rapports individu-société. En opposition avec les interprétations individualistes, qui mettent l’accent soit sur les racines pulsionnelles de la sociabilité, soit sur une fonction de sympathie ou encore sur l’activité cognitive et intellectuelle, les sociologues n’ont pas manqué de souligner que l’individu naît dans un système d’institutions qui, par contagion, conditionnement, persuasion idéologique, construisent, quasiment du dehors, ses conduites sociales. L’étude ontogénétique relativise cette opposition. Elle oriente vers une conception dialectique, qui voit dans la socialisation une activité à plusieurs niveaux.Ce qui existe au fondement de cette activité, ce n’est ni la pulsion, libidinale ou grégaire, ni même la dyade du moi et de l’autre, mais plutôt le triangle: l’enfant – sujet et personne en construction –, l’adulte – personne traversée de conflits internes –, le système culturel. La communication entre les deux premiers termes, d’origine émotionnelle, d’attachement réciproque, en fait, ne peut se développer qu’à partir de l’appel incessant des multiples valeurs culturelles auxquelles adhère l’adulte, auxquelles l’enfant désire adhérer parce qu’il s’identifie à ce dernier. La communication humaine n’existe que par l’acculturation, et réciproquement.Mais il y a dans le système culturel des contradictions – du type de celle du maître et de l’esclave dont la conséquence est une aliénation des partenaires: ainsi déjà dans l’éducation de l’enfant promis à une culture dont il sera dépossédé par sa future condition sociale, à une liberté de pensée qui lui est volée par la propagande. C’est à la communication, à la discussion, à la critique armée des instruments rationnels de la pensée scientifique – où se cristallisent d’innombrables réflexions – qu’il revient de provoquer une socialisation active de la part des jeunes. Ainsi se poursuit dans la socialisation la recherche d’activités caractéristiques de la personne: activités intentionnelles menées avec la conscience d’une finalité transindividuelle, accomplies à l’initiative de l’individu, avec la conscience d’une séparation entre ce qui relève de lui et ce qui relève des autres, et de son inscription dans l’histoire. La socialisation se prolonge, et se justifie, dans sa fonction de personnalisation; elle dépend en fait du mouvement historique dans lequel les civilisations élaborent la notion de personne (I. Meyerson).
Encyclopédie Universelle. 2012.